ENTRETIEN – Le tutoiement spontané semble s’imposer dans les discussions. Jean Pruvost, linguiste et auteur de La Politesse. Au fil des mots et de l’histoire, analyse la richesse du vouvoiement.

«Quai d’Orsay», film de Bertrand Tavernier (2013)
Propos recueillis par Victoire Lemoigne
Vais-je paraître trop distant? Trop familier? C’est un tâtonnement fréquent dans les rapports sociaux. Et aucune règle fixe ne semble résoudre définitivement ce balancement entre vouvoiement et tutoiement. Si bien que dans certains milieux professionnels, le tutoiement s’impose désormais. Que faut-il en penser? Le linguiste Jean Pruvost analyse cette particularité française.
LE FIGARO. – D’où vient cette différence entre tutoiement et vouvoiement?
Jean PRUVOST. – L’origine est romaine, latine. Elle remonte à la division par l’empereur Dioclétien au IIIe siècle de l’Empire Romain entre Orient et Occident. Chacun des deux nouveaux Auguste, c’est-à-dire des empereurs, est alors assisté d’un César. La légende raconte que lorsque l’un des quatre souverains s’adresse à l’empire, il parle au nom des trois autres en disant «nous». On y répond en disant «vous». Le vouvoiement de politesse, ou du moins de respect, s’est alors progressivement développé. Il valorise l’interlocuteur.
Pensez-vous que le tutoiement soit une marque d’affection?
Pas forcément. On peut aimer profondément quelqu’un que l’on vouvoie. On estime qu’aujourd’hui 200 000 personnes se vouvoient en étant mariées. En lisant par exemple Arrière-Pays, un roman de Daniel Rondeau, je me suis rendu compte progressivement qu’un couple très harmonieux se vouvoie tout au long du roman: «Vous allez bien, ma chérie?» Il en va de même dans la biographie magnifique de Dominique Bona, Divine Jacqueline, où Madame de Ribe et son mari se vouvoient toute une vie, très amoureusement. Dans les rapports familiaux, plus de 80% des Français vouvoient également leurs beaux-parents.
Le tutoiement dépend-il du statut de la personne ou bien des circonstances?
Il peut représenter un «tu» d’égalité ou alors de hiérarchie, dans l’ordre du savoir, des responsabilités, par exemple. Il est inimaginable qu’un enfant d’école élémentaire du second degré tutoie son enseignant, alors qu’il est relativement fréquent que ce dernier tutoie ses élèves. Mais cela dépend aussi des circonstances, plus qu’on ne se l’imagine. Quand j’étais inspecteur de l’Éducation nationale, on se tutoyait rapidement entre collègues. Pour se vouvoyer dès que l’on se trouvait devant les professeurs et les syndicats. Même chose à la radio. Hors antenne, je vais tutoyer l’animateur que je connais depuis dix ans. Mais quand le micro s’ouvre, je le vouvoie sans même avoir à y réfléchir. C’est une politesse consistant à ne pas exclure les auditeurs qui peuvent être choqués d’une complicité dont ils seraient exclus.
« L’académicien Frédéric Vitoux évoque le ‘‘tutoielitarisme’’, cette obligation du tutoiement qui a bien quelque chose du totalitarisme
Car le tutoiement peut exclure autant qu’il intègre. Il peut arriver que le tutoiement puisse être une marque indirecte de supériorité méprisante. Il y a une anecdote célèbre quant à l’évolution hiérarchique. Quand François Mitterrand est élu secrétaire général du parti socialiste, un de ses militants de la première heure qui le tutoyait lui a demandé s’il pouvait continuer ainsi. Et le futur président de la République de répondre: «Si vous voulez!»
Faut-il encourager le tutoiement?
L’important est qu’il ne soit pas imposé. Au Québec dans les années -60, on a obligé à un moment les enfants à tutoyer leurs enseignants, et réciproquement. Denise Bombardier raconte dans son Dictionnaire amoureux du Québec (Plon, 2014) avoir été convoquée par le directeur de l’école qui cherchait à comprendre pourquoi son enfant se refusait à tutoyer son professeur. Ce tutoiement a aussi été imposé pendant la Révolution Française. C’était supposé illustrer une égalité parfaite entre tous, mais c’était en réalité un appauvrissement voire un avilissement de la relation. L’académicien Frédéric Vitoux évoquait dans une conférence de manière très judicieuse le «tutoielitarisme», cette obligation du tutoiement qui, imposé, a quelque chose de totalitaire.
Qu’en est-il du tutoiement automatique?
Il se développe du côté des jeux, du côté des réseaux, entre jeunes. Parfois, il est très inconscient et on ne se pose même pas la question. Quand on est chrétien, dans les prières on vouvoie la Vierge Marie, «Je vous salue Marie», et on tutoie Dieu en disant «Notre Père qui es aux cieux». En novembre 2021, quand Emmanuel Macron est allé voir le pape François, le tutoiement a surpris. Mais c’est la tradition papale. Aujourd’hui, le tutoiement spontané existe très facilement dans le monde de la radio ou de la télévision. Il vient d’ailleurs peut-être d’une précaution qu’on prend en se rapprochant les uns des autres le plus possible, en tentant de créer une amitié prudente dans un monde en fait très cruel. Les milieux professionnels ont leurs habitudes et leurs pratiques.
Pourquoi faudrait-il préserver le tutoiement et le vouvoiement?
Le balancement ou le choix avisé entre les deux constituent une richesse de la langue et en rien une pauvreté. C’est une nuance supplémentaire et merveilleuse de notre langue. Il y a un art français consistant à jouer du double système avec élégance. On peut aussi en jouer plaisamment comme en témoigne un dessin de Pascal Gros à propos de l’ouvrage Le Tu et le Vous. L’art de compliquer les choses, (Flammarion), d’Étienne Kern. On y voit un patron avec sa cravate dire à son associé: «Tu es viré», ou «enfin…vous êtes licencié si tu préfères!» Préservons cette liberté et ce jeu du tutoiement et du vouvoiement. Surtout rien d’imposé et à nous de jouer…
[Photo : George Etienne/Bridgeman Images – source : http://www.lefigaro.fr]