L’écrivain italien a confié au « Monde » le texte qu’il devait lire sur la chaîne RAI 3 pour commémorer la libération de l’Italie, le 25 avril, et dans lequel il dénonce les manipulations de l’histoire auxquelles se livre Fratelli d’Italia, le parti d’extrême droite de Giorgia Meloni. Son intervention a été annulée par le groupe audiovisuel public.

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Giacomo Matteotti a été assassiné par des tueurs à gages fascistes, le 10 juin 1924. Ils étaient cinq à l’attendre en bas de chez lui, tous des squadristes venus de Milan, des professionnels de la violence engagés par les plus proches collaborateurs de Benito Mussolini. Matteotti, le député et secrétaire du Parti socialiste unitaire, le dernier qui, au Parlement, s’opposait encore à visage découvert à la dictature fasciste, a été enlevé en plein centre de Rome, en pleine journée, à la lumière du jour. Il s’est battu jusqu’au bout, comme il l’avait fait toute sa vie. Ils l’ont poignardé à mort, puis ont mutilé son cadavre. Ils l’ont ensuite plié en deux pour le faire tenir dans une fosse creusée à la va-vite avec une lime de forgeron.

Mussolini en a tout de suite été informé. En plus de ce crime, il a commis l’infamie de jurer à la veuve qu’il ferait tout son possible pour lui ramener son mari. Et, pendant qu’il jurait, le « Duce » gardait les documents ensanglantés de la victime dans le tiroir de son bureau.

En ce faux printemps qui est le nôtre, cependant, on ne commémore pas seulement l’assassinat politique de Matteotti. On commémore aussi les massacres nazi-fascistes perpétrés par les SS allemands avec la complicité et la collaboration des fascistes italiens en 1944. Les fosses Ardéatines, Sant’Anna di Stazzema, Marzabotto, ce ne sont là que quelques-uns des sites où les alliés démoniaques de Mussolini ont massacré de sang-froid des milliers de civils italiens sans défense. Parmi eux, des centaines d’enfants et même des nourrissons. Beaucoup ont été brûlés vifs, d’autres décapités.

Aucun reniement du fascisme

Ces deux anniversaires tragiques, celui du printemps 1924 et celui du printemps 1944, prouvent que le fascisme a été tout au long de son existence historique – et pas seulement sur sa fin, ou occasionnellement – un phénomène de violence politique systématique faite d’assassinats et de massacres. Les héritiers de cette histoire le reconnaîtront-ils une bonne fois pour toutes ?

Malheureusement, tout porte à croire qu’il n’en sera rien. Le groupe postfasciste au pouvoir, après avoir remporté les élections en septembre 2022, avait devant lui deux voies possibles : renier son passé néofasciste ou tenter de réécrire l’histoire. Il a incontestablement emprunté la seconde.

Après avoir évité le sujet durant sa campagne électorale, la présidente du conseil, bien obligée de l’affronter à l’occasion des commémorations, s’en est obstinément tenue à la ligne idéologique de sa culture néofasciste d’origine. Elle a pris ses distances avec les atrocités indéfendables perpétrées par le régime (la persécution des juifs) sans jamais renier dans son ensemble l’expérience fasciste. Elle a attribué aux seuls nazis les massacres commis avec la complicité des fascistes de la République sociale italienne. Et elle a passé sous silence le rôle fondamental de la Résistance italienne, au point de ne jamais citer le mot « antifascisme » lors des commémorations du 25 avril, en 2023 [date anniversaire de la libération, en 1945, de l’Italie de l’occupant nazi et de ses alliés issus du régime de Benito Mussolini].

À l’heure où je vous parle, nous sommes de nouveau à la veille de l’anniversaire de la libération du nazi-fascisme. Le mot que la présidente du conseil a refusé de prononcer circulera encore sur les lèvres reconnaissantes de tous les fervents démocrates, qu’ils soient de gauche, du centre ou de droite. Tant que ce mot – « antifascisme » – ne sera pas prononcé par ceux qui nous gouvernent, le spectre du fascisme continuera de hanter la maison de la démocratie italienne.

Antonio Scurati est un écrivain italien. Il est l’auteur notamment de « M. L’enfant du siècle » (Les Arènes, 2020), premier volet d’une trilogie sur Benito Mussolini, pour lequel il a reçu, en 2019, le prix Strega, le « Goncourt italien ».

 

[Traduit de l’italien par Régine Cavallaro – reproduit sur http://www.lemonde.fr]