Au-delà de son dispositif éprouvé, la magie de l’œuvre du cinéaste turc opère dans ses contradictions et sa fragilité.

Écrit par Ludovic Béot

L’une des observations retenues de la cuvée 2023 de la compétition cannoise aura été la propension des cinéastes à mettre, ou pas, leur cinéma en crise. Le cas Nuri Bilge Ceylan est particulièrement ambivalent, tant Les Herbes sèches opère sa mue sans même que l’on ne le perçoive lors de son visionnage. Si l’on sait en effet parfaitement où l’on est projeté·e lorsque l’on entre dans un film du cinéaste turc, depuis qu’il semble avoir trouvé la sève rêvée de son dispositif avec Winter Sleep (Palme d’or 2014), chaque nouvelle œuvre s’envisage comme une variation subtile complexifiant le paysage jadis dépeint par son auteur.

Une nouvelle couche, peut-être légère mais différente, qui a de quoi nous donner le désir d’y retourner – même si les obstinations de certains motifs et dispositifs formels pourraient sembler programmatiques (les lents panoramiques qui photographient les spécificités de la Turquie rurale via de grandes discussions philosophiques).

L’important, ce sont les choses invisibles qui se passent en nous

Les Herbes sèches a beau s’avancer de fait comme un redoutable bloc temporel, narrant patiemment le retour puis le départ de son protagoniste dans un village reculé et enneigé de Turquie, le cœur du film emprunte une autre voie pour briser l’orfèvrerie de sa façade et dévoiler son noyau fragile et les contours d’un cinéma beaucoup plus nébuleux qu’il pourrait ne le laisser présager.

“L’important, ce n’est pas les événements, mais les choses invisibles qui se passent en nous”, déclare l’un des personnages : pendant 3 h 17, le cinéaste turc va ainsi analyser et décrypter avec une grande rigueur leurs états internes. Et ce au détriment d’une certaine lisibilité de l’intrigue qui, bien qu’extrêmement concrète durant les deux tiers du récit, devient de plus en plus opaque, se retrouvant teintée d’angles morts que Ceylan n’éclairera jamais.

Briser le quatrième mur

Derrière son homogénéité stylistique, le film révèle avec force le caractère polymorphe de ses protagonistes (un intellectuel progressiste mais désabusé happé par un besoin de domination rencontre une femme meurtrie mais toujours guidée par un désir d’utopie) aussi bien que de sa forme. Ce sera notamment le cas le temps d’une conversation de salon, dont la durée prolongée et la finesse des dialogues produisent un effet de réel extrêmement fort, bientôt balayé par une soudaine distanciation venant briser le quatrième mur et relever le négatif qui se cache derrière toute fiction. C’est dans ces contradictions que Les Herbes sèches trouve sa fragilité et son charme mystérieux.

 

Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan, avec Deniz Celiloğlu, Merve Dizdar (Tur., Fr., Al., Suè., 2023, 3 h 17). 

[Source : http://www.lesinrocks.com]