David Copperfield est d’abord l’histoire d’un enfant (l’intérêt littéraire faiblit quand celui-ci devient adulte). Il fut écrit par Dickens à l’âge de trente-sept ans. Rapporté à une époque où le mâle devenait un barbon à quarante ans, il correspondrait assez bien aux soixante ans du grand Islandais Jón Kalman Stefánsson, qui avec Mon sous-marin jaune publie un livre où lui aussi se penche avec tendresse sur l’enfant qu’il fut.

Jón Kalman Stefánsson (2021) © Jean-Luc Bertini

Écrit par Maurice Mourier

Marcel Duhamel, directeur de la « Série Noire », ayant un jour demandé à son vieux pote Jacques Prévert un titre pour l’autobiographie qu’il s’apprêtait à publier, celui-ci lui répondit : « Raconte pas ta vie ! », qui fut adopté. Hélas ! Il vient en effet un moment, dans l’existence de bien des écrivains, où un irrésistible prurit de confession les démange et ils se retournent alors sur leur passé qui (c’est encore du Prévert) « vous saute au visage comme un chat ».

Quand cette maladie de l’aveu vient accabler le fretin, ça donne de soporifiques « récits de vies » auxquels jadis la recherche universitaire a ouvert ses redoutables écluses à thèses. Mais si le même mal frappe les plus grands, ou bien ils ont assez de génie pour se couler dans le moule du récit classique, chronologique, prétendument sincère, et cela donne Rousseau, ou Chateaubriand ; ou bien ils refusent de sacrifier l’imagination au culte malsain de la vérité, et c’est Montaigne ou, un degré au-dessous, David Copperfield.

Simplement, après des œuvres d’une grande originalité formelle, où la proximité, postulée par Mallarmé, entre haute littérature et poésie, était patente, il est impossible à Stefánsson, même s’il recherche avant tout, dans ce livre-ci, la sincérité dans l’évocation d’un passé banalement malheureux, de se conformer au schéma canonique des romans d’apprentissage. S’évader du carcan chronologique, pratiquer avec une virtuosité de passe-muraille le mélange de la réminiscence ancienne et de souvenirs plus ou moins récents, le chevauchement des époques et celui des décors, cette permanente jonglerie installe dans l’espace du texte deux Islandes en fort contraste, la moderne, autour de Reykjavík, presque coupée de la nature, et l’autre, l’immense, la rurale, aux paysages sidérants et sauvages, à la population mutique, entièrement soumise à la quasi-stérilité du sol réel.

Elles ne sont pourtant pas séparées chez Stefánsson, ces deux Islandes si distantes par l’espace et le temps. Arraché à la capitale par la mort de sa mère, un petit garçon de sept ans est envoyé pour les vacances dans l’extrême nord et découvre le mode de vie archaïque et paysan du pays de la nouvelle compagne de son père, mais le contact qui s’établit là-bas entre un gamin isolé et des adultes que leur labeur journalier écrase n’est pas tellement plus traumatisant que la vie qu’il connaîtra, devenu grand, à Keflavik, au sud de l’île, en compagnie d’un père maçon, dur au travail, brutal envers son fils, et qui glisse lentement vers l’alcoolisme, si présent partout, dans l’île aux volcans, chez les hommes tristes.

À cette peinture quasi naturaliste de la réalité, la complexité d’une écriture qui sans cesse s’affranchit de la platitude du petit fait vrai mêle deux éléments qui transforment le roman en une sorte de fantasmagorie. Le premier est l’importance démesurée de l’obsession musicale du personnage principal, un être double en ce qu’il est aussi le narrateur de sa propre histoire, duplice car il possède à la fois un visage et un monologue intérieur d’enfant, et la personnalité apparemment assagie d’un sexagénaire. Le répertoire mais aussi la présence physique des Beatles imprègnent littéralement le récit qu’ils accompagnent tout du long, hérauts savants et modestes d’une poésie populaire qui cohabite sans heurt avec Marcel Proust, et demeure seule capable de rendre la vie quotidienne supportable.

Keflavík (Islande) © CC BY 2.0/Bryan Pocius/Flickr

Le second élément, c’est la tentative de l’auteur adulte qui s’efforce de greffer sur l’enfant qu’il fut, saisi dans les rapports psychologiques semi délirants qu’il entretient avec sa mère disparue, le moi devenu écrivain qu’il est aujourd’hui à la suite de décisions (abandonner son métier d’ouvrier d’une usine à congeler le poisson, reprendre des études, juger peut-être enfin l’Éternel, protagoniste de l’Ancien Testament, pour de qu’il est, un tyran odieux et sanguinaire) qu’il ne comprend pas bien lui-même, mais que toute son enfance de gamin déshérité explique peut-être.

Cet enfant qui bégaie, que son père bat, qui ne trouve un réconfort provisoire qu’auprès d’un couple de vieillards soudé par l’amour, lorsque ceux-ci sont morts, n’a plus d’amis que parmi les morts en compagnie desquels il vit, sa mère bien sûr, mais aussi tous les habitants du cimetière où il passe, lors de son séjour forcé dans l’extrême nord glacial, toute la journée en discussions passionnées au milieu de ces fantômes sans corps, avec comme seule présence vivante à ses côtés un vieux chien. Il lit la Bible assidûment, espérant en extraire une bonté absente, se remémore le catéchisme imbécile qu’il suivait à Reykjavík, aimerait bien Jésus s’il n’était pas si soumis à son père fouettard, met cette faiblesse sur le compte du fait que le pauvre garçon n’a pas connu sa vraie mère, qu’on lui a cachée, dont l’histoire figure sans doute dans le premier tome de la Bible, celui que les prêtres dissimulent soigneusement aux fidèles ?

Cette auto-éducation de déraciné, d’où émergera un dissident, un rebelle, un humoriste qui serait désespéré s’il ne croyait pas à l’amour des femmes et à l’amitié de rares hommes, envers et contre tout, contre les salauds innombrables (nazis, tueurs, américains lanceurs de napalm, puis Poutine, et les ecclésiastiques violeurs d’enfants), c’est celle d’un poète en prose qui honore la beauté de la musique et de la romance populaires, fuit l’élitisme, abhorre le capitalisme financier (qui a failli tuer l’Islande). Il réussit à se dépêtrer de l’autobiographie en inventant des formes qui, sans la renier, lui ôtent son goût douceâtre de médicament pour les maux divers de l’âge. C’est un romancier fraternel sans mièvrerie aucune, un fameux pinson qui « est gai quand il est gai, triste quand il est triste », comme le dit encore Prévert. En cette époque de froidure, son verbe exubérant et tendre, lucide et paradoxalement joyeux, a tout du remède contre la mélancolie.

Jón Kalman Stefánsson | Mon sous-marin jaune. Trad. de l’islandais par Éric Boury. Christian Bourgois, 392 p., 22 €

[Source : http://www.en-attendant-nadeau.fr]