De Salonique, devenue Thessalonique en 1912, nous savons essentiellement le destin tragique de la quasi-totalité de ses Juifs, majoritairement sépharades, déportés – plus de 45 000 juifs – durant la Deuxième Guerre mondiale, et l’occupation allemande nazie dès le 9 avril 1941. Environ 96% des juifs saloniciens ont été assassinés lors de la Shoah, au camps nazi d’Auschwitz-Birkeanu.
« Ville cosmopolite, comme d’autres grands ports du Levant, Salonique – la Thessalonique grecque sous l’Empire ottoman – fut longtemps une cité juive où les commerçants, de toutes confessions confondues, fermaient le samedi et durant les fêtes juives. Peuplée majoritairement de juifs romaniotes, ashkénazes et plus encore séfarades, la capitale macédonienne était aussi la ville ottomane la moins turque, nombre de musulmans étant des sabbatéens, juifs convertis à l’islam. »
« Le don de près de 400 photographies et documents par Pierre de Gigord, grand collectionneur dévoué à l’histoire de l’Empire ottoman, à l’œil avisé et à l’admirable générosité, constituent un enrichissement majeur pour le mahJ, dont la collection est désormais une référence sur la « Jérusalem des Balkans ». Les tirages albuminés du premier photographe local, Paul Zepdji, les négatifs sur plaques de verre inédits d’Ali Eniss, drogman au consulat d’Allemagne, amateur passionné auteur d’une vivante chronique photographique de la ville, font revivre un monde disparu. Ce sont aussi des autochromes, des albums de photographes amateurs, des documents du service photographique de l’armée d’Orient, des cartes postales, brochures et magazines qui racontent la vie de la cité. »
« Présentant une sélection de près de 150 pièces, l’exposition restitue l’histoire de Salonique de la seconde moitié du XIXe siècle à la fin de la Première Guerre mondiale. Hommes et femmes saisies dans leurs costumes traditionnels, modestes artisans, portefaix, commerçants, aux membres de l’« aristocratie » locale – liés à l’Europe par des attaches familiales et commerciales – la société se découvre. La modernisation urbaine : les quais et la Tour blanche, les cafés, les restaurants et les lieux de divertissements ; le secteur des Campagnes où les notables établirent leur résidence ; les zones déshéritées, ou s’installèrent les industries naissantes, hissant Salonique au rang de première ville ouvrière de l’Empire ottoman ».
Le commissariat est assuré par Catherine Pinguet et Nicolas Feuillie, responsable des collections photographiques au mahJ. Catherine Pinguet est chercheuse associée au Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CNRS – EHESS). Elle est notamment l’auteure d’Istanbul, photographes et sultans 1840-1900 (CNRS Éditions, 2011), de Les Îles des Princes. Un archipel au large d’Istanbul (Empreinte, 2013), de Felice Beato (1832-1909). Aux origines de la photographie de guerre (CNRS Éditions, 2014) et d’Une histoire arménienne. Les photographes dans l’Empire ottoman (Elytis, 2018).
Un catalogue est publié : « Salonique, 1870-1920 » de Catherine Pinguet, préfacé par Paul Salmona (CNRS Éditions, 2023. 172 pages. 45 €). Cette publication a reçu le soutien de la fondation pour la mémoire de la Shoah et du Centre national du livre. « Toutes les facettes d’une ville disparue, avec des photos inédites. »
« En sélectionnant des images dans la plus riche collection privée de photographies dédiées à l’Empire ottoman, celle de Pierre de Gigord, Catherine Pinguet dresse un portrait de la ville de la seconde moitié du XIXe siècle à la fin de la Première Guerre mondiale. Elle restitue le quotidien des habitants et les mutations de la ville, de leur cadre de vie : animation des rues, activités commerciales et corporations de métiers, nouveaux édifices, quartiers résidentiels, périphérie déshéritée où sont apparues les premières industries. »
« Viennent s’ajouter les clichés d’événements majeurs, tels que la « révolution » jeune-turque de juillet 1908 dont Salonique a été le berceau, puis l’incendie d’août 1917, qui a détruit à jamais les quartiers historiques de la communauté juive. Ces flammes préfigurent la fin d’une époque, celle des grandes cités cosmopolites de la Méditerranée orientale qui disparaîtront les unes après les autres, dans des circonstances souvent dramatiques. » Un incendie criminel qui incitera des nombreux juifs à s’exiler vers la France, les États-Unis ou Eretz Israël (Terre d’Israël).
À l’occasion de la publication de Salonique juive et ottomane. Les mémoires de Sa’adi Besalel Halevi (Lior éditions, présenté et préfacé par Aron Rodrigue, traduit du judéo-espagnol par Marie-Christine Bornes-Varol, 2023), le mahJ a aussi accueilli la rencontre filmée Juifs dans la Salonique ottomane. Avec Aron Rodrigue, Stanford University, et Marie-Christine Bornes Varol, Cermon-Inalco, animée par François Azar, éditeur.
Le mahJ a aussi proposé « Traces du cimetière juif de Salonique« . Une rencontre filmée avec le photographe Martin Barzilai et les historiens Annette Becker et Léon Saltiel, animée par Corinne Bensimon, et en écho à la publication de l’ouvrage Cimetière fantôme. Thessalonique, de Martin Barzilai, Annette Becker et Katerina Králová (Créaphis éditions, 2023). Une enquête de Martin Barzilai sur cette nécropole. Deux historiennes interviennent en contrepoint pour éclairer cette histoire : Katerina Králová et Annette Becker.
« Diplômé de l’École nationale supérieure des Arts décoratifs, grand voyageur passionné d’Orient, Pierre de Gigord rassemble à partir des années 1980 la plus riche collection privée de photographies anciennes sur l’Empire ottoman. Des premiers procédés photographiques (daguerréotypes de Girault de Prangey, Constantinople, 1843) aux années 1920 (autochromes, vues stéréoscopiques, tirages argentiques…), on y trouve toutes les techniques et supports utilisés par les photographes professionnels et amateurs de l’époque. »
« Des ouvrages (premiers guides touristiques, récits de voyageurs, de diplomates, d’archéologues), des journaux illustrés, des magazines, des cartes et des éphémères (brochures, factures, publicités…) viennent compléter cet ensemble. Le don au mahJ des plus belles pièces du fonds exceptionnel qu’il a constitué sur Salonique constitue un enrichissement majeur de la collection du musée ».
Selon l’historien Anastasio Karababas, la présence juive à Salonique remonte à l’époque hellénistique ou romaine. Au XIIe siècle, Benjamin de Tudèle estime le nombre de juifs à Salonique à 500. Du XIVe au XVIe siècle, affluent à Salonique des juifs persécutés d’Europe centrale, du sud de l’Italie et de la péninsule ibérique. Le sens du commerce de ces juifs redonne une vitalité à la ville en déclin depuis la conquête turque de 1430. Ce qui incite les sultans à lui accorder une grande autonomie.
Au début du XVIe siècle, les juifs deviennent majoritaires à Salonique. Ils se fixent dans le centre donnant sur le port. La ville s’affirme comme un des centres économiques de l’empire ottoman. En 1520, est ouvert dans le quartier juif le premier atelier d’imprimerie de la ville. Négociants, banquiers, tailleurs, bouchers, pêcheurs, enseignants, médecins… Les juifs exercent tous les métiers, et fréquentent, selon la communauté à laquelle ils appartiennent, leurs synagogues (Mayorka, Kastilla, Kalabria, Evora, Sicila). Le Talmud Torah Hagadol représente les juifs auprès du sultan.
Au XVIIe, la guerre de Trente Ans (1618-1648), les défaites militaires de l’empire ottoman, les épidémies, la crise économique influent sur la condition des juifs saloniciens qui affrontent la concurrence du port de Smyrne, deuxième port de l’empire ottoman.
« Hiérarchisée, la communauté juive compte une classe supérieure (la djente alta) très influente, mais restreinte, qui a contribué au développement de l’éducation et à l’amélioration des conditions sanitaires de la ville. »
« Puis, largement majoritaires, les démunis (djente bacha) composés d’une foule de marchands ambulants, de petits commerçants, de journaliers et d’ouvriers non qualifiés dans l’incapacité de payer les taxes communautaires et qui vivent le plus souvent dans une extrême précarité. Les femmes, payées moitié moins que les hommes, travaillent, avant leur mariage, notamment dans les filatures et les manufactures. Une célèbre chanson est dédiée au sort d’une malheureuse employée à la Régie des tabacs, La Cigarrera. »
« L’origine de la communauté des sabbatéens remonte à la seconde moitié du XVIIe siècle avec la conversion à l’islam du messie de Smyrne, Sabbataï Tsevi. Les sabbatéens qui, malgré l’apostasie de Tsevi, lui sont restés fidèles se désignaient comme ma’mīnīm (« croyants »). Comme ils pratiquaient une stricte endogamie et que rien ou presque n’a filtré de leurs croyances, ils sont suspects aux yeux des musulmans et rejetés par les juifs. »
« Au tournant du XXe siècle, les sabbatéens, formant trois groupes distincts, ont gravi les échelons de l’administration et de grandes familles sont à la tête de vastes entreprises. La figure la plus emblématique est celle du maire de Salonique, Hamdi bey, à l’origine des nouveaux équipements urbains : éclairage au gaz, réseau d’eau potable, élargissement du quai et des rues, tramway. Selon Joseph Nehama, « tout ce qui se fait d’utile, sous le nom des Turcs, est dû aux sabbatéens. »
1937 Confrontée aux pressions exercées par les autorités municipales, la communauté juive accepte de céder une parcelle de son cimetière pour l’agrandissement de l’université Aristote.